jeudi 9 février 2017

Marchandises militaires: la grande hypocrisie canadienne


[EXCLUSIF] Le Canada a fait fi de ses propres lignes directrices à répétition ces 25 dernières années, approuvant des exportations de matériel militaire valant des centaines de millions de dollars dans des pays instables et pour des États meurtriers.

Le Canada se targue d’avoir les contrôles «parmi les plus rigoureux» en matière d’exportation de marchandises militaires. Pourtant, ces 25 dernières années, le tiers des ventes d’armement à l’étranger ont été destinées à des dictatures, certaines très violentes et meurtrières, avec la bénédiction du gouvernement canadien.

Une enquête exclusive de L’actualité montre que l’État canadien, qui a le pouvoir de bloquer les ventes d’armes qui ne répondent pas à ses critères, n’en a refusé que 0,1% en 2014 et 2015. Ces chiffres excluent les exportations vers les États-Unis, pour lesquelles le Canada ne fait pas de suivi.

Certaines des livraisons d’armes approuvées concernent pourtant des pays régulièrement décriés pour leur bilan désastreux en matière de droits de la personne. L’Arabie saoudite a acheté 22% de toutes les exportations de marchandises militaires canadiennes depuis 1990 (les États-Unis exclus). Valeur totale: plus de quatre milliards de dollars. Cette monarchie absolue est le plus important client des fabricants d’équipement militaire canadiens. Et avec un récent contrat de 15 milliards de dollars étalé sur 14 ans pour des véhicules blindés légers, la famille royale al-Saoud a de fortes chances de le rester.

La Chine et la Russie, avec des achats respectifs de 3,9 millions et 1,5 million de dollars depuis les années 1990, ne sont pas les plus importants clients du Canada. Toutefois, les exportations, année après année, d’armes à feu, de matériel électronique et d’équipement d’entraînement militaire vers ces deux pays, parmi les plus répressifs au monde, soulèvent bien des questions sur les processus d’évaluation et d’approbation d’Ottawa.

Les entreprises établies en sol canadien qui souhaitent vendre à l’étranger des produits figurant sur la Liste de matériel de guerre doivent en effet obtenir des licences d’exportation. Une équipe de 25 fonctionnaires est responsable d’évaluer les requêtes. Pour la première fois l’année dernière, Ottawa a ajouté dans son rapport annuel sur ces exportations le nombre d’acceptations et de refus. Sur les 7 310 demandes soumises par les producteurs d’armement en 2014 et 2015, seulement 10 ont été refusées. L’identité des fabricants n’est révélée dans aucun rapport ou document public. Les détails concernant les demandes rejetées sont également confidentiels.

Les lignes directrices à propos des exportations de marchandises militaires ont été édictées en 1986 par le gouvernement conservateur de Brian Mulroney. Le plus récent rapport spécifie que «le Canada contrôle rigoureusement» les exportations vers les pays «qui sont engagés dans un conflit ou risquent de l’être sous peu», tout comme ceux «où les droits humains de leurs citoyens font l’objet de violations graves et répétées de la part du gouvernement».

Alors pourquoi la quasi-totalité des ventes d’armement ont-elles été approuvées par Ottawa? Les clients étaient-ils des alliés stratégiques? Des gouvernements légitimes soudainement assiégés par des groupes armés et réclamant l’aide canadienne? Impossible pour les Canadiens de le savoir, même si l’État autorise ces ventes d’armes en leur nom. Pour des raisons de «confidentialité des renseignements commerciaux», celui-ci «ne divulgue pas l’information relative aux demandes de licences d’exportation», précise par courriel le ministère des Affaires mondiales, qui ajoute: «La divulgation de ces renseignements pourrait porter préjudice à la conduite des affaires internationales ou à la défense du Canada et d’États alliés.»

Pour faire la lumière sur la question, L’actualité est parti à la quête de tous les rapports sur les exportations canadiennes de marchandises militaires, du premier, paru en 1991, jusqu’au plus récent, en 2015. Et ce fut tout un défi!

La partie facile: les rapports de 2007 à 2015 étaient tous accessibles sur le site Web du ministère des Affaires mondiales du Canada. La partie compliquée: trouver les rapports des 16 années précédentes! Par chance, la bibliothèque virtuelle Internet Archive, création d’un organisme américain sans but lucratif qui s’est donné pour mission de numériser tout ce qui se trouve sur le Web, avait commencé à copier les documents de l’État canadien dès les années 1990. Il a donc été possible de se procurer une version numérisée des rapports de 1996 à 2006 auprès de l’organisme. Pour les plus anciens, le seul espoir résidait dans d’éventuelles copies papier. Après avoir visité les archives de plusieurs établissements et organismes, L’actualité a finalement déniché les documents de 1991, 1992, 1993 et 1995 sur une étagère de la bibliothèque de HEC Montréal. Restait à trouver le rapport de 1994…

C’est le dévouement d’une fonctionnaire de Bibliothèque et Archives Canada qui nous a finalement permis de mettre la main sur l’insaisissable document. Elle a photographié, avec son téléphone personnel, les pages du rapport de 1994, gardé dans la collection de préservation à Ottawa.

Dès lors, dans un fouillis de pages Web, fichiers PDF, photographies et photocopies, nous avons pu retrouver la trace de chacune des exportations militaires canadiennes des 25 dernières années. D’autres données ont aussi été extraites de rapports d’organismes et de centres de recherche concernés par la répression politique, les conflits internes et l’état de la démocratie de chaque pays importateur, pour chaque année d’exportation. Un programme informatique codé par nos soins a permis de comparer et de croiser ces centaines de milliers de données, pour finalement lever le voile sur le contrôle laxiste des exportations de marchandises militaires par le Canada.

Au total, le Canada a vendu des marchandises militaires d’une valeur de 18,5 milliards de dollars dans 143 pays ou territoires ces 25 dernières années, les États-Unis exclus. De ce nombre, près du tiers, représentant 5,8 milliards de dollars, ont été livrées dans 59 pays considérés par la Freedom House — organisme américain indépendant qui évalue l’état de la démocratie dans plus de 200 pays depuis la fin des années 1980 — comme des dictatures lors de l’année de l’exportation.

Des marchandises militaires d’une valeur de 4,3 milliards, soit le quart des exportations, ont atterri dans 77 pays où la répression politique (détention illimitée sans procès pour les opposants politiques, par exemple) était manifeste pendant l’année d’exportation, selon l’échelle de «terreur politique» de l’Université Purdue, aux États-Unis. Cette échelle se base sur les rapports d’Amnistie internationale, de Human Rights Watch et du Département d’État américain sur les droits de la personne dans le monde.

Par ailleurs, 36 pays où les meurtres, la torture et les enlèvements pour raisons politiques faisaient partie du quotidien (toujours selon l’échelle de terreur politique de l’Université Purdue) ont reçu de l’équipement militaire canadien, pour une somme de 518 millions de dollars. Et un groupe de 11 pays, comme l’Algérie en 1994 ou encore le Pérou en 1992, ont même reçu du matériel militaire d’une valeur totale de 54 millions de dollars alors qu’ils étaient en situation de terreur politique totale, niveau le plus élevé de l’échelle de Purdue.

L’Université d’Uppsala, en Suède, recense de son côté les morts causées par des conflits partout dans le monde depuis 1989. L’actualité a découvert que les entreprises canadiennes ont exporté 89 millions de dollars d’armement à 16 États impliqués dans des conflits ayant causé la mort de 50 civils ou plus l’année précédant les exportations. Et des marchandises militaires valant aussi 89 millions de dollars ont été livrées dans 15 pays où ces morts civiles sont survenues l’année même des exportations. Par ailleurs, 16 États ont été impliqués dans des conflits tout aussi meurtriers un an après avoir reçu un total de 103 millions de dollars d’équipement militaire.

Ces découvertes ont été présentées à Peter Kent, député de Thornhill, en Ontario, et porte-parole du Parti conservateur, qui fut ministre d’État des Affaires étrangères pour les Amériques de 2008 à 2011. «Ça me dérangeait quand on prenait l’excuse de la confidentialité pour ne pas révéler d’informations qui devraient être accessibles aux Canadiens. Votre analyse soulève des questions qui doivent être posées. Et j’aimerais qu’on les pose pour qu’on sache si l’approbation est automatique ou si ce ministère fait vraiment son travail.»

Pour Hélène Laverdière, porte-parole du NPD en matière d’affaires étrangères, «ça semble indiquer qu’un système mis en place pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’abus dans les ventes d’armes à l’étranger est devenu une véritable passoire». La députée de Laurier–Sainte-Marie, à Montréal, réclame la création d’un sous-comité parlementaire expressément consacré au dossier des exportations d’armes du Canada, qui pourrait demander des comptes au gouvernement de Justin Trudeau et aux fonctionnaires. «Ça apporterait plus de transparence, ajoute la politicienne. On ne dit pas qu’on veut sortir du commerce des armes, mais on ne doit pas en vendre à n’importe qui, n’importe où, n’importe quand!»

Selon Aude Fleurant, directrice du programme Armement et dépenses militaires à l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), approuver une vente d’armes à un pays problématique équivaut à lancer un message politique. «Ce message, c’est que le régime en place est légitime, suffisamment pour que vous acceptiez de lui transférer des armes. Vous validez certaines de ses décisions politiques. C’est indirectement une forme d’acceptation.»

La nouvelle ministre des Affaires étrangères du gouvernement Trudeau, Chrystia Freeland, à qui nous avons également soumis les données de notre enquête, ne nous a pas accordé d’entrevue. Son attachée de presse a indiqué par courriel que le Canada avait l’intention d’adhérer au Traité sur le commerce des armes des Nations unies, ce qui devrait se traduire par davantage de transparence. Le Canada est le seul membre de l’OTAN, et le seul partenaire du G7, à ne pas avoir signé ou ratifié ce traité, entré en vigueur le 24 décembre 2014.

Daniel Turp, professeur de droit à l’Université de Montréal, a fait de l’exportation d’armes une affaire personnelle. Il se dit indigné par l’approbation, en 2016, d’un contrat de 15 milliards de dollars sur 14 ans pour des véhicules blindés légers à destination de l’Arabie saoudite. Il a contesté, avec l’aide de ses étudiants, la décision prise par le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Stéphane Dion, devant la Cour fédérale.

Ce spécialiste du droit international et ancien député du Bloc québécois s’est dit surpris à la lecture des données de L’actualité. «Je ne croyais pas qu’il y avait si peu de refus [de la part du fédéral]. Finalement, ce sont des lois et des règlements qui n’ont aucun effet. Les différents ministres des Affaires étrangères n’ont pas vraiment appliqué la politique.»

Rencontré à la fin décembre, juste après ses plaidoiries devant la Cour fédérale, Daniel Turp disait se battre pour les valeurs universelles. « La lutte pour les droits fondamentaux, c’est une lutte qui concerne tous et toutes, quel que soit leur pays, leur origine, leur religion, leur langue. Peut-être qu’il y aura un juge qui fera obstacle à ce qui est indéfendable et qui remettra le gouvernement sur la bonne voie. »

Quelques semaines plus tard, fin janvier, la Cour fédérale a tranché en faveur du gouvernement, soutenant que le ministre avait bien pris en considération une multitude de facteurs, dont les droits de la personne, rendant par conséquent la vente légale. Mais ce qui est légal n’est pas forcément moral. En décembre, Daniel Turp promettait de porter la cause jusqu’à la Cour suprême s’il le fallait. «C’est toujours mon intention», a-t-il reconfirmé par courriel.

Méthodologie

L’actualité a extrait le détail de toutes les exportations de marchandises militaires canadiennes à partir des rapports annuels publiés par le fédéral de 1991 à 2015. Ces rapports ne contiennent pas les exportations vers les États-Unis. La valeur des exportations a été convertie en dollars constants de 2015. Pour s’assurer de la validité de sa démarche, L’actualité en a fait part, ainsi que des résultats, à Aude Fleurant, directrice du programme Armement et dépenses militaires à l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm; à Andrea Lane, doctorante en sciences politiques spécialisée dans l’étude de l’industrie militaire du Canada à l’Université Dalhousie; et à Srdjan Vucetic, professeur associé à l’École d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa, qui étudie les exportations de marchandises militaires du Canada.

Mise à jour du 8 février 2017. Pour calculer la valeur totale des exportations par pays et par année, nous avons utilisé les données détaillées par catégorie d’armement. Dans certains cas, des marchandises militaires peuvent se retrouver dans deux catégories. Exemple fictif: des mitraillettes destinées aux avions pourraient se retrouver à la fois dans la catégorie des armes de gros calibre et dans celle du matériel militaire aérien. Les autorités n’indiquent pas quelles marchandises sont comptées en double, quand c’est le cas. Par conséquent, nos calculs surévaluent probablement les exportations vers certains pays, pour certaines années. Mais cela ne remet pas en question le fait que des ventes et transferts d’armement ont bien eu lieu dans ces pays.

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